Clara

Ses doigts, d’ordinaire toujours prompts à arpenter le clavier, étaient figés de recueillement alors que ses yeux luisaient faiblement. Presque sans vie. Ses mains caressèrent timidement l’ivoire pour se figer presque aussitôt. Et l’instrument rompit ce silence monacal par un murmure interrogateur, comme si elle l’avait tiré d’un songe qu’il ne voulait quitter. Sa réponse se fit plus grave et une sorte de conversation s’éleva, accélérant graduellement à mesure qu’ils semblaient gagner de l’assurance. Mais c’était comme si le piano parlait seul à travers elle, et déjà il semblait s’en irriter. Haussant le ton, il exigeait avec fermeté une réponse, alors que les notes roulaient sous ses doigts.
Les cordes s’éveillèrent d’un même élan, chantant avec encore plus d’aplomb sous la direction du chef qui leur insufflait un discours passionné. Sa baguette sculptait un lyrisme suave avec une assurance déconcertante et son geste ample, d’un tranchant asphyxiant, était le garant d’un fragile équilibre sans cesse chahuté par les remous de cette plainte à la fois fière et grave. L’agilité de ses doigts courant l’ivoire n’avait d’égale que la frénésie du chant des violoncelles, alors qu’elle traquait les moindres nuances de la mélodie avec toute l’application que lui permettait sa virtuose technique. Une chaleur intense rayonnait du podium à mesure que la tension dramatique du discours musical atteignait des sommets vertigineux. Mais soudain, le piano conquérant prit une courte inspiration, glaçant l’orchestre tout entier pris dans son élan, bondissant avant de reprendre son éloquent discours d’un ton plus murmurant. Cette accalmie ouvrit la voie à un bref mais touchant échange de notes boisées avant que ne revienne cette obstinante mélodie chantée par des pupitres aux cordes acérées.

Je ne pouvais qu’admirer stupéfait la grâce de cette jeune pianiste qui déployait une énergie herculéenne au service de cette musique qui sous ses doigts enflammés se révélait d’une évidence confondante. Il me semblait par instant que je pouvais presque entendre son cœur battre à tout rompre entre les violents spasmes agitant ces doigts, mais son corps affichait une sobriété glaciale qui ne laissait nullement transparaître la transe qui l’embrasait. J'étais captif d'une telle éloquence, tant et si bien que nul n'aurait su m'y soustraire. Le temps lui-même bridait son élan pour mieux rendre justice à la beauté de l'instant, alors que Clara frappait une tempête d'accords jusqu'au paroxysme de ce Moderato. Et le feu ardent s'éteignit peu à peu jusqu'au mouvement suivant.

Son visage impassible fondait à mesure que les bois murmuraient la tristesse poignante de l'Adagio. Il était visible qu'elle vivait intensément ce qui était joué, et la vision de ses yeux gris s'humidifiant peu à peu me serrait le coeur. D'ordinaire voir une jeune fille en larmes m'était insupportable, mais la pureté des lignes mélodiques qu'elle traçait exhalait des saveurs si enivrantes que je ne pouvais me révolter. Et fort heureusement cette tristesse fut balayée par l'allégresse du dernier mouvement. Le concerto s'acheva sous les applaudissements nourris des quelques spectateurs ayant fait le déplacement, et Clara n'osait croiser leurs regards. Je fus ému d'une telle humilité mais cette métamorphose était singulière. Comment tant d'exubérance avait pu naître de pareille timidité ?
Alors qu'elle s'aprettait à quitter le piano, je ne pus m'empêcher de l'implorer tout haut de continuer à jouer. A ma grande surprise et sous les rires de mes voisins, mais Clara m'offrit en retour un sourire radieux. Elle se rassit et improvisa sur la mélodie de Ce n'est qu'un au revoir alors que je me décomposais de honte.

Aujourd'hui encore nous rions volontiers de cette déconvenue, qui ne m'empêcha pas de retourner la voir tous les soirs se produire pendant plusieurs mois avant d'oser lui parler.

Laetitia

Le ciel matinal croulait sous l’invasion de nuages menaçants qui, pareils à des bataillons de soldats, déversaient une pluie de munitions sur un ennemi invisible. Au loin les éclairs pourfendaient leurs lignes avec violence, comme pour répondre à ces assauts répétés. Le tonnerre hurlait rageusement, toujours plus fort, comme pour affirmer sa domination et épouvanter les passants qui fuyaient avec pagaille vers de nouveaux abris tels les soldats en déroute après qu’on eut sonné la retraite. Il semblait que les éléments s’échinaient à rappeler à ces hommes et à ces femmes ô combien ils étaient insignifiants à leur côté. Et les vents tourbillonnant pareils à des murmures tantôt plaintifs, tantôt mugissants mais toujours glaçants d’effroi semblaient appuyer leurs efforts.  Les ténèbres avaient tellement assombri le ciel que l’on aurait pu croire qu’il sombrait dans une nuit sans fin. Elles semblaient amorcer le règne tyrannique d’un chaos destructeur, dirigeant d’une main de fer cette symphonie jouée par des éléments fulminant d’une rage inouïe.

Des tréfonds de ces ténèbres jaillit une faible lueur, bravant courageusement cette furie destructrice alors qu’elle essuyait de plein fouet le feu ennemi. Le véhicule s’arrêta net devant un immeuble de style haussmanien. Son conducteur fixait l’horizon d’un air maussade et absent, comme s’il subissait la morsure de la mélancolie presque tragique de cette averse. Mais peut-être rassemblait-il simplement son courage en vue d’affronter le déluge ? Armé d’un seul parapluie, le jeune-homme descendit du véhicule. Les fortes bourrasques malmenaient ce bouclier de fortune, le froissant tel un journal, jusqu’à ce que le jeune homme se trouve sous les arbres qui bordaient le trottoir. Au coin de la rue apparut une silhouette vêtue de blanc, qu’il ne put s’empêcher de remarquer. L’eau sur ses lunettes l’empêchait de distinguer clairement son visage, mais il lui semblait que c’était une jeune femme. Elle courait péniblement alors que ses vêtements trempés lui collaient au corps, pareils à une seconde peau de soie. Épousant ses formes harmonieuses, mais n’altérant en rien son élégance naturelle. La pluie ruisselait sur son visage fin, créant l’illusion qu’elle fondait en larmes.  Un visage qui lui apparût comme familier lorsqu’il put enfin le distinguer. Il y avait quelques chose d'à la fois touchant et déchirant dans sa détresse que le jeune homme ne pouvait ignorer. Aussi il ne put s’empêcher de courir vers celle qu’il identifia comme une voisine. Elle accueillit avec joie sa proposition de l’abriter jusqu’à leur immeuble. Des frissons parcouraient ses membres délicats, mais elle n’était pas à son aise d’apparaître au jeune homme en étant aussi vulnérable. Ils échangèrent quelques banalités avant d’entrer dans leur immeuble, mais arrivés au moment où chacun devait partir, il sembla à la jeune femme qu’il aurait voulu rester un peu plus longtemps en sa compagnie. Et à sa grande surprise, cette idée n’avait rien de déplaisant à ses yeux.

Nul ne saurait dire combien de temps s’écoulait, alors que les deux jeunes gens se regardaient sans rien dire. Un curieux mélange de gêne, de tendresse et d’impatience se lisait dans les yeux de Laetitia, alors que le regard d’Alexandre semblait lointain. Le temps semblait suspendu aux lèvres de la jeune fille qui s’entrouvrirent presque mécaniquement pour articuler quelques choses.  Il semblait qu’ils étaient seuls au monde en cet instant. Pas un bruit, pas même le tonnerre grondant au dehors n’aurait osé rompre ce silence presque religieux.
- Avez-vous déjeuné ? finit-elle par lui demander d’une voix masquant avec peine sa timidité face au jeune homme. Elle le trouvait plaisant et agréable, aussi nourrissait-elle quelque espoir envers une réponse positive à son invitation. Le visage d’Alexandre devint blême. Derrière lui, la porte s’ouvrait sur une jeune femme qui s’avança vers lui. La gorge de Laetitia se noua alors que cette dernière lui prenait le bras. Le jeune homme n'était guère plus à l'aise: ses yeux fuyaient son regard, fixant le sol comme pris de léthargie. Les quelques mots prononcés par cette inconnue restèrent orphelin. Laetitia, assourdie par son cri intérieur déchirant, les regardait péniblement regagner leur appartement comme s’ils étaient amants. Sa vision se troublait alors qu'ils s'éloignaient. Une larme tomba sur le tapis du couloir qui l’avala aussitôt.

Emma

Ce soir-là je ne l’entendis même pas rentrer, et je ne remarquai sa présence que lorsqu’elle se pencha vers moi alors que mon regard se perdait dans le vague en direction de l’horizon à travers la véranda.  J’arpentais les méandres sinueux de mon esprit et elle apparut dans la lumière rasante sous un jour nouveau, inhabituel.  Emmanuelle s’amusait de mon air déconfit et me dit nonchalamment qu’elle allait prendre une douche. Je sentis un feu prendre et se nourrir en moi, alors que l’image de ma colocataire apparaissant devant mes yeux telle une nymphe me harcelait.  C’était bien la première fois qu’elle m’était attirante, et le fait de la savoir dans la douche semblait attiser ce feu qui me consumait lentement.

Je bondis de mon siège en direction de la cuisine pour trouver un verre d’eau, espérant probablement laver ainsi ces pensées inquiétantes mais  alors que j’étais dans le couloir, mon regard se posa sur la porte de la salle de bains.  Je pouvais apercevoir sa silhouette au travers de la porte en verre sablée. Des courbes délicates baignant dans une douce lueur légèrement pale et se mouvant avec grâce et voluoté.  Je ne saurais dire combien de fois j’étais passé devant cette porte alors qu’elle se douchait sans y prêter la moindre attention, de même que je ne saurais dire pourquoi cette fois-ci était différente. Mais cette vision suave me fit oublier mon intention initiale, je ne pouvais que penser à une chose : marcher, marcher vers cette lumière.  Je ne pus m’empêcher de caresser délicatement du doigt la surface de la vitre, comme si je souhaitai absorber la fraicheur qui en émanait pour atténuer ces passions dont j’étais la proie.  Je fixais distrait cette silhouette qui me tenait presque captif. Mais la pensée qu’il s’agissait de mon amie derrière cette porte fit naitre en moi une certaine culpabilité. Aussi je tournai les talons, saisi d’une certaine pudeur mêlée à de la honte.

La porte s’ouvrit brusquement, chaque fibre de mon être frémit alors que je fuyais vers le salon.
 - Ah tu tombes bien, j’ai besoin de toi ! m’appela-t’ elle. Je la regardai interloqué, inquiet quant à ce qu’elle allait me demander.
- J’ai laissé mon peignoir dans ma chambre, tu serais un amour de me l’apporter !
Je n’osais croiser son regard, la honte nouait ma gorge aussi je ne pus qu’acquiescer faiblement en me dirigeant hâtivement vers la porte de sa chambre. J’étais le criminel fuyant le lieu de son crime en toute hâte et qui se dirigeait vers son prochain méfait. Ma main trembla au contact de la poignée, je rechignais à entrer dans sa chambre, aussi j’espérais que je n’aurais pas à chercher son peignoir trop longtemps. Belle ironie alors que quelques instants auparavant, j’aurais peut-être pu compulsivement entrer dans la salle de bains. Le peignoir était simplement posé sur le lit. Soulagé, je refermai la porte et me dirigeai vers la salle de bain.
Au travers de la vitre, j’aperçus sa silhouette penchée en avant comme si elle ramassait quelques chose. J’eu alors une vision furtive d’elle nue, caressant doucement sa jambe dans cette même posture. Elle semblait sereine alors que son bras remontait lentement vers son genou. Je chassai cette vision et mon cœur s’emballa, le feu monta à mes joues alors qu’un très léger voile noir tomba devant mes yeux.  A la porte je pris une bouffée d’air, essayant vainement de me calmer, et je frappai hésitant. Son visage humide apparu par l’entrebâillement de la porte qui ne laissait apparaitre qu’une main dans laquelle elle tenait un rasoir. Elle me remercia et se saisit du peignoir, refermant la porte aussitôt.

Des larmes perlaient à mes yeux, alors que je m’éloignais vers la cuisine. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui provoquait chez moi autant d’émois. La culpabilité me rongeait, alors qu’une partie de moi voulait absolument enfouir tout ceci au plus profond de mon être. Mais l’autre semblait animée d’un profond désir, elle en voulait d’avantage. Je marchais nerveusement, ne sachant que faire ni même que penser de ces visions libidineuses.  Je fulminais, pestant contre moi-même lorsque je sentis une main sur mon épaule. Je bondis nerveusement. C’était Emmanuelle. Elle rit et semblait toujours aussi amusée par ma stupéfaction :
- Mais qu’est-ce qui te prends-toi aujourd’hui ? demanda-t’elle avant de remarquer mes yeux. Elle les essuya de sa main droite.
Au contact de sa main sur ma joue, je sentis un frisson parcourir mon visage et je ne pus m’empêcher de reculer craintivement. Elle n’était vêtue que du peignoir, je fis un pas de plus en arrière. Son visage s’assombrit, perplexe quant à mon attitude. Elle me demanda pourquoi je pleurais. Ma gorge était si nouée qu’aucun son ne pouvait sortir de ma bouche pourtant ouverte. Elle me fixa quelques instants, attendant ma réponse mais elle lisait la gêne sur mon visage alors que je ne pouvais que baisser honteusement les yeux.  Je craignais qu’elle ne comprenne la situation et ne me gifle avec toute l’indignation que ma conduite méritait. Elle n’en fit rien, bien au contraire, et s’avança pour mieux m’enlacer :
- Raconte à Tatie Emma ce qui ne va pas, murmura-t’elle alors qu’elle calait sa tête contre ma poitrine. La chaleur de son étreinte ne fit qu’attiser le feu qui me dévorait intérieurement, mon cœur battait si fort que j’étais sûr qu’elle pouvait l’entendre. Elle leva les yeux et me regarda en souriant. Elle avait compris…

Ce sourire, lourd de sens, balaya de son éloquence mes craintes presque morbides pour ne laisser qu’une seule interrogation : que devais-je faire maintenant ? Ses yeux d’un bleu pareils aux mers du sud me fixaient, m’exhortant de lui donner un baiser. Je posai mes mains sur son dos alors que mes lèvres, pudiques, ne surent que trouver le chemin de son front. Le contact de sa peau était agréable, elle avait chaud et rougissait. Elle détendit lentement son étreinte en relâchant ses épaules comme si elle eut voulu descendre mes mains sur ses reins. Puis cambrant légèrement son dos, elle colla son ventre contre moi. Mes lèvres glissèrent à la rencontre des siennes. Je frémis de surprise, elle sourit timidement et après un bref instant me rendit un baiser si tendre que mes mains tombèrent sur ses hanches alors que je m’abandonnais à son étreinte langoureuse.